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Détenir des cryptomonnaies n’est plus réservé à une poignée d’initiés. De plus en plus de Français possèdent aujourd’hui un portefeuille numérique, parfois constitué de sommes importantes. Mais que se passe-t-il lorsque ce détenteur disparaît ? Comment ses héritiers peuvent-ils accéder à ces actifs volatils et immatériels ? Le droit français tente d’apporter des réponses, avec des règles encore jeunes et en constante évolution.
Précision : cet article a été rédigé en août 2025. Le cadre juridique de la transmission des cryptomonnaies évoluant rapidement, certaines dispositions peuvent avoir été modifiées depuis.
Un cadre juridique en construction
La qualification juridique des cryptomonnaies a longtemps été incertaine. Depuis la loi PACTE du 22 mai 2019, le Code monétaire et financier reconnaît les crypto-actifs comme des biens meubles incorporels. Cette première avancée a permis d’inscrire ces actifs dans le patrimoine des individus. La loi n° 2024-217 du 12 mars 2024 est venue préciser cette qualification, consolidant leur intégration dans l’actif successoral. Désormais, les cryptomonnaies sont évaluées à la date du décès et soumises aux règles de dévolution successorale classiques.

Le Conseil d’État avait déjà rappelé en 2018 que les gains issus de cessions occasionnelles de cryptomonnaies relèvent de la catégorie des plus-values de biens meubles. Cette orientation a été confirmée par la doctrine fiscale, ce qui aligne le régime des crypto-actifs sur celui d’autres biens incorporels. La transmission de ces actifs s’inscrit donc pleinement dans le droit civil patrimonial. L’actif numérique est ainsi juridiquement assimilé aux autres biens meubles, malgré son absence de matérialité.
Les obstacles pratiques liés à l’immatérialité
Si la reconnaissance juridique est acquise, les difficultés pratiques demeurent considérables. Contrairement à un compte bancaire, les cryptomonnaies ne font l’objet d’aucun enregistrement centralisé. Leur accès dépend exclusivement de la détention de clés privées, souvent connues du seul propriétaire. Sans ces clés, l’actif devient irrémédiablement inaccessible. Cette spécificité rend les héritiers vulnérables face à une perte définitive des biens transmis.
Un rapport de Chainalysis de 2022 estimait qu’entre 3 et 4 millions de bitcoins seraient définitivement perdus, soit l’équivalent de plus de 100 milliards de dollars à leur valeur de 2025. Une partie de ces pertes résulterait directement du décès de détenteurs qui n’avaient laissé aucune instruction pour transmettre leurs accès. La disparition brutale d’un détenteur peut donc signifier la perte irréversible de son portefeuille numérique, quelle que soit sa valeur.
Comme l’a expliqué Me Antoine Brichet, notaire à Paris, dans un colloque organisé par l’Université Paris-Panthéon-Assas en avril 2024 :
La grande fragilité de la transmission des cryptomonnaies tient à la dépendance absolue à l’information technique. Là où un compte bancaire peut être retrouvé et débloqué, un portefeuille numérique reste muet si la clé est perdue.
Me Antoine Brichet, notaire à Paris
Anticiper la transmission : outils et stratégies
Pour éviter ces pertes, divers outils juridiques sont mobilisés. Le testament reste la voie la plus classique. Il peut être olographe, dicté devant notaire ou authentique. L’important est que le testateur y précise l’existence de ses crypto-actifs, leur localisation éventuelle (plateformes ou portefeuilles) et la manière d’accéder aux clés. Plusieurs études montrent cependant que moins de 15 % des détenteurs français de cryptomonnaies auraient déjà anticipé leur transmission dans un document juridique.
Des solutions plus innovantes émergent également. On voit apparaître des « testaments cryptographiques » enregistrés directement sur une blockchain, garantissant leur immuabilité et leur datation. Ces pratiques restent marginales mais suscitent un vif intérêt doctrinal, notamment car elles offrent une garantie d’intégrité rarement égalée par les méthodes traditionnelles.
Enfin, certains notaires et sociétés spécialisées proposent des coffres-forts numériques sécurisés, permettant de stocker les clés privées ou des instructions d’accès, sous condition de décès. Ce type de service vise à réduire le risque de perte et à faciliter l’exécution successorale. Parmi les solutions existantes, on retrouve :
- Des plateformes de stockage à double authentification permettant une récupération par les ayants droit ;
- Des services notariaux numériques où les clés sont consignées sous scellés électroniques ;
- Des dispositifs hybrides combinant support papier scellé et certification blockchain.
Chacune de ces méthodes comporte ses avantages et ses limites, mais toutes traduisent une même volonté : sécuriser la transmission d’actifs qui peuvent représenter plusieurs centaines de milliers d’euros.
Une fiscalité adaptée mais contraignante
Du point de vue fiscal, les cryptomonnaies transmises par décès sont soumises aux droits de succession selon les mêmes barèmes que les autres biens. La valeur retenue est celle du marché au jour du décès. Cette règle pose parfois problème, compte tenu de la volatilité extrême de ces actifs. Un crypto-actif peut perdre ou gagner 20 % en une semaine, ce qui complique l’évaluation et l’acceptation de la succession.
Un exemple chiffré publié par la Revue de droit fiscal en octobre 2024 illustre cette difficulté : un portefeuille évalué à 200 000 € au décès d’un contribuable en mai 2022 ne valait plus que 120 000 € lors de sa liquidation six mois plus tard. Les héritiers avaient néanmoins dû s’acquitter de droits calculés sur la valeur initiale. Ce décalage a pu conduire à une charge fiscale disproportionnée. La fiscalité successorale se heurte donc directement à la volatilité des crypto-actifs.
Certains praticiens plaident pour un mécanisme de réévaluation au moment du partage effectif, afin de mieux refléter la réalité économique. Cette réforme n’a toutefois pas encore été envisagée par le législateur.
Le rôle clé du notaire et des praticiens du droit
Dans ce contexte, le rôle des professionnels du droit apparaît crucial. Le notaire, en particulier, doit aujourd’hui interroger systématiquement les familles sur l’existence éventuelle d’actifs numériques. Il lui appartient de s’assurer que ces actifs sont correctement inventoriés, évalués et transmis. Des formations spécifiques ont d’ailleurs été mises en place par le Conseil supérieur du notariat depuis 2023 pour sensibiliser les praticiens à ces nouveaux enjeux.
L’avocat joue également un rôle central, notamment en matière de conseil fiscal et patrimonial. Il peut aider à structurer des donations anticipées, à choisir les supports les plus sécurisés pour stocker les clés, ou encore à prévenir les contentieux successoraux qui peuvent surgir entre héritiers. L’accompagnement juridique spécialisé devient ainsi indispensable, compte tenu de la technicité croissante du sujet.
À l’international, certains cabinets d’avocats français collaborent déjà avec des experts en cybersécurité pour garantir la validité et la récupération des actifs. Cette approche pluridisciplinaire tend à se développer, signe que le droit patrimonial ne peut plus être pensé indépendamment des enjeux technologiques.
Un défi sociétal et patrimonial global
Au-delà des aspects techniques et fiscaux, la transmission des cryptomonnaies interroge plus largement notre rapport au patrimoine. Pour la première fois, une part significative de la richesse individuelle échappe aux repères matériels traditionnels : pas de titre papier, pas de compte identifiable, pas de registre public. Cette dématérialisation oblige à repenser les pratiques successorales et les réflexes des héritiers.
Elle pose aussi la question de l’équité patrimoniale : comment garantir que ces biens invisibles ne favorisent pas des inégalités d’accès ou d’information entre héritiers ? Comment concilier l’anonymat inhérent à la blockchain avec l’exigence de transparence du droit successoral ? Ces interrogations dépassent largement le seul cadre juridique et touchent à des enjeux sociétaux plus vastes.
La transmission des crypto-actifs apparaît ainsi comme un laboratoire de la transformation du droit des successions à l’ère numérique. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’intégration d’un nouvel actif, mais bien l’adaptation d’un système juridique séculaire à des formes inédites de patrimoine.